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Frapper un ordinateur ne l’a jamais fait fonctionner plus rapidement : les lieux communs du numérique #1

Guillaume Dopus - Le concret des choses

Épisode 1 : la fracture numérique

Depuis quelques années, à Trajectoire Formation, nous avons « empoigné » la question du numérique : c’est un axe fort de notre projet associatif TF 2.0, nommé « jeunesse et numérique ». Un nom qui affirme que, pour l’éducation populaire, c’est dans les rapports entre jeunesses et numérique que se situe l’enjeu principal de cette (r)évolution.

Ainsi, nous travaillons ces questions, au Conseil d’Administration, en équipe pédagogique, en formation diplômante et continue, … Étant souvent « cheville ouvrière » dans ces discussions, je suis beaucoup revenue sur les représentations des professionnels sur le numérique (en lien avec la jeunesse, mais pas que). Et je peux aujourd’hui, de mon point de vue, voir qu’il se cache derrière ces visions parfois stéréotypées, de nombreux lieux communs, qui sont utilisés aussi souvent qu’ils sont peu questionnés. Mais est-ce vraiment si surprenant ?  Qui, parmi nous, peut se vanter de tout comprendre des bouleversements en cours dans la société ? Qui peut dire lesquels sont à imputer au numérique et dans quelle mesure, ce qui n’était à la base qu’une innovation technologique, a transformé le rapport au monde d’une partie de la population ?

A Trajectoire en tous les cas, on ne prétend pas avoir les réponses à ces questions. Cependant, quitte à travailler « IRL » ces lieux communs avec nos stagiaires, nos collègues, … on s’est dit qu’on pouvait aussi partager avec vous ce qui est issu de ces réflexions.

Voici donc le premier épisode d’une série sur les lieux communs du numérique. Et on commence avec celui qui est peut-être le plus utilisé et le plus diffusé : la fracture numérique.

La fracture numérique

On l’entend partout depuis bientôt 2 décennies : la « fracture numérique » serait le danger du siècle, (voire du millénaire), la nouvelle cause de la fracture sociale, la formule parfaite pour argumenter certains discours, qu’ils soient médiatiques ou politiques.

Cette fracture doit d’abord être affinée entre la question de l’accès et des usages :

Cette distinction nous permet d’avoir d’un côté, tout ce qui relève de l’équipement et de l’accès : il s’agit de regarder, à la fois la couverture territoriale en terme d’accès à internet (et on voit alors apparaître des inégalités territoriales, les fameuses zones blanches, qui devraient disparaître progressivement avec le déploiement de la fibre et du réseau mobile 4G) et le taux d’équipement des français en terminaux numériques. Ici, très clairement, la plupart des français ont au moins un terminal (smartphone, tablette, ordinateur). Ceux qui n’en n’ont pas sont soit, des « déconnectés volontaires » (qui ne souhaitent pas avoir de smartphones par exemple), soit des plus de 70 ans (même si cette tranche d’âge est aujourd’hui celle dont le taux d’équipement connaît la plus forte progression). Si, pendant longtemps, les inégalités de revenus ont pu expliquer ces inégalités en termes d’équipement, ce n’est aujourd’hui plus le cas : avec l’arrivée des smartphones « low-costs » et des abonnements mobiles à bas prix, il n’y a presque plus de différence significative au niveau du taux d’équipement et de l’accès à internet selon les niveaux de revenus.

On voit donc que sur cette question de l’équipement et de l’accès, nous sommes face à une situation où les inégalités tendent à diminuer (notamment si l’on enlève les « déconnectés volontaires », qui ont choisi cette situation et ne la subisse pas).

Pour avoir une vision précise des évolutions sur la question de l’accès et de l’équipement, une source fiable et actualisée est le « baromètre du numérique », publié chaque année par le CREDOC (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) et l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Par exemple, vous pouvez vous référer au baromètre 2017 : une infographie synthétisant quelques chiffres principaux, ou le résumé des résultats de l’enquête.

Ensuite, il faut regarder la fracture numérique sous l’angle des usages. Ici, on a beaucoup entendu que c’était une fracture générationnelle.

Les jeunes maîtriseraient le numérique (avec la création de l’expression « digital natives », traduisez « enfants du numérique »), les plus âgés étant considérés comme incompétents en la matière, voir même partants avec un handicap pour développer ces compétences.

La situation n’est pas aussi simple ! Certes, les jeunes générations ont grandi « le nez sur les écrans ». Mais il est aujourd’hui avéré que le temps passé dessus est loin de suffire pour maîtriser l’outil numérique. Qu’il s’agisse de recherche d’informations, de compréhension du fonctionnement des technologies, de mise à profit des usages personnels du numérique dans une visée professionnelle, etc. clairement, toutes les jeunesses ne sont pas égales. On retrouve ici des inégalités qui sont liées à l’environnement social, à l’éducation, au niveau d’études, aux catégories socioprofessionnelles des parents, bref : des inégalités socio-économiques assez classiques finalement, qui font que la jeunesse est très loin de représenter une catégorie homogène d’experts du numérique.

En 2012, le philosophe Michel Serres publiait un livre qui a fait grand bruit, Petite Poucette. Il y défend l’idée que les « enfants du numérique » auraient davantage accès aux personnes et aux savoirs. Il ajoute même que pour cette génération, le numérique provoque des changements cognitifs importants, de la même ampleur que lors du passage de l’oral à l’écrit dans les sociétés humaines (nous sommes d’ailleurs pour lui en train de vivre une troisième révolution, après le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé). Ses considérations sont certainement fondées, mais elles s’appliquent clairement aux jeunes appartenant aux classes sociales moyennes et supérieures de la population. Pour les plus défavorisés, on est loin de ces « nouveaux être humains » pour qui le numérique est un formidable levier de développement.

Ainsi, en 2012, 65% des non-usagers du numérique disaient ne pas l’utiliser parce qu’ils étaient isolés socialement. La seule explication de l’âge (digital natives vs personnes âgées) ne suffit donc pas à expliquer à elle-même la fracture numérique qui existe aujourd’hui. Cette fracture est bien liée à des facteurs socio-économiques et est en fait un symptôme d’autres problématiques rencontrées par ces personnes (dont l’isolement).

Comme le dit l’anthropologue Pascal Plantard, « les capacités de relation, de communication, de lien social des technologies habillent ceux qui sont déjà les plus habillés en terme de capital culturel et déshabillent probablement ceux qui sont les plus fragiles ».

Mais alors que faire de cette fracture numérique ?

Clairement, la fracture numérique est une fracture sociale. Elle est un symptôme des inégalités sociales et économiques de notre société, et non une cause. Même si, avec la nécessité de plus en plus grande de maîtriser le numérique pour s’intégrer dans la société (trouver un emploi, faire des démarches administratives en ligne, …), être un « exclu du numérique » renforce encore plus les difficultés rencontrées. Un cercle vicieux en somme.

Pour l’éducation populaire, lutter contre la fracture numérique, c’est lutter contre les inégalités et œuvrer pour une société plus égalitaire, où chacun pourrait développer ses potentialités sans être « enrayé » par sa non maîtrise du numérique.

Pour autant, faire ce constat, c’est partir du postulat que les classes populaires sont forcément « handicapées » du numérique et qu’elles auraient un retard à combler dans ce domaine. C’est vrai pour certains usages (recherche d’emploi, e-administration, …), mais attention à ne pas catégoriser les publics précaires comme des « handicapés du numérique »… Surtout que, si l’on y regarde de plus près, ces publics sont loin d’être en déficit d’usages numériques. Mais pour cela, il ne faut pas regarder avec les mêmes lunettes que ceux qui parlent d’un « capital numérique » que chacun posséderait, de la même manière qu’il y a des capitaux social, économique, culturel, … en référence à Bourdieu. Sinon, on se retrouve à ne parler qu’en terme de déficit, une logique proche de l’assistanat et loin des valeurs de l’éducation populaire…

Ainsi, Dominique Pasquier, sociologue ayant enquêté sur les pratiques numériques des classes populaires en milieu rural, décrypte les rapports et études des institutions qui analysent la fracture numérique : « si la question de l’accès est en passe d’être résolue, les usages des classes populaires restent moins variés et moins fréquents que ceux des classes moyennes et supérieures, nous apprennent ces mêmes rapports [NDLR : rapports annuels du CREDOC]. Les individus non diplômés ont plus de mal à s’adapter à la dématérialisation des services administratifs, font moins de recherches, pratiquent moins les achats, se lancent très rarement dans la production de contenus. Bref, il y aurait en quelque sorte un « Internet du pauvre », moins créatif, moins audacieux, moins utile en quelque sorte… »

Si on change de lunettes et que l’on ne postule pas qu’il y a des pratiques du numérique qui valent plus que d’autres (produire du contenu sur internet serait plus bénéfique que de le consommer, par exemple), on observe que le numérique a aussi changé bien des choses pour les classes populaires et pas seulement en augmentant les difficultés, mais aussi en produisant des transformations positives : « Un tel changement de focale permet d’entrevoir des usages qui n’ont rien de spectaculaire si ce n’est qu’ils ont profondément transformé le rapport au savoir et aux connaissances de ceux qui ne sont pas allés longtemps à l’école. Ce sont par exemple des recherches sur le sens des mots employés par les médecins ou celui des intitulés des devoirs scolaires des enfants. Pour des internautes avertis, elles pourraient paraître peu sophistiquées, mais, en attendant, elles opèrent une transformation majeure en réduisant l’asymétrie du rapport aux experts et en atténuant ces phénomènes de « déférence subie » des classes populaires face au monde des sachants ».

Alors, finalement, oui la fracture numérique est réelle, elle est la conséquence des fractures sociales qui existent dans la société et elle vient les renforcer. Mais regarder les pratiques numériques des classes populaires en y voyant un moyen de répondre à des besoins ou à des difficultés rencontrées permet de voir que cet « internet des pauvres » fait sens pour ce public et qu’il permet une certaine forme d’émancipation : « des salariés qui exercent des emplois subalternes et n’ont aucun usage du numérique dans leur vie professionnelle passent aussi beaucoup de temps en ligne pour s’informer sur leur métier ou leurs droits : […] des assistantes maternelles y parlent de leur conception de l’éducation des enfants, des aides-soignantes ou des agents de service hospitaliers de leur rapport aux patients. On pourrait aussi souligner tout ce que les tutoriels renouvellent au sein de savoir-faire traditionnellement investis par les classes populaires : ce sont des ingrédients jamais utilisés pour la cuisine, des manières de jardiner ou bricoler nouvelles, des modèles de tricot inconnus qui sont arrivés dans les foyers ».

Alors, si nous sommes convaincus qu’il faut résoudre cette fracture numérique, sommes-nous si sûrs de savoir comment le faire ? Les moyens mis en œuvre pour cela trahissent des visions catégorisées de la société … et des « pauvres ». Ainsi, ceux qui veulent absolument « faire acquérir » des compétences numériques créatives aux publics précaires, ont-ils bien compris les enjeux ? Ceux qui veulent « leur apprendre » à s’informer, à ne pas croire tout ce qui circule sur internet, comme si ce public était trop ignare pour y arriver par lui-même, quel regard portent-ils sur les classes populaires ? Nous sommes là au cœur d’un débat que l’éducation populaire se doit d’avoir, en réaffirmant ses principes : chaque individu porte en lui les capacités à s’émanciper, on ne vise pas à « apporter » aux plus en difficulté la culture ou le savoir produits par les classes supérieures, …

A nous de nous saisir du numérique dans notre lutte contre les fractures sociales, sous peine de quoi, ce chantier sera investi par des acteurs bien loin des valeurs de l’éducation populaire (Facebook et Google, parmi d’autres, ont lancé des programmes visant à lutter contre la fracture numérique…)

Pauline Fattelay

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